Je suis Gran Kapok, le fromager du Morne Abel à Saint-Pierre.

Je m’adresse ici aux habitants, aux visiteurs, aux décideurs de ce bout de terre de la Caraïbe qui m’a vu naître, il y a plusieurs siècles.

Oui, j’ai traversé les siècles. J’en ai vécu des épreuves ! Des tremblements de terre, des éruptions volcaniques, des cyclones. Je suis né ici en Martinique il y a plusieurs siècles quand les premiers hommes habitant cette terre l’appelaient Jouanakaéra. J’ai aussi vu débarquer d’autres hommes qui, venant d’Europe, ont cru prendre possession de notre terre. Ces hommes ont exterminé les premiers habitants de notre terre, Ils ont mis en esclavage d’autres hommes arrachés à l’Afrique en prétextant que leur couleur de peau les destinait à l’esclavage, puis ont fait venir, après l’abolition de l’esclavage, des hommes libres d’Inde et du Congo pour exploiter les richesses de ma terre. Notre terre a accueilli d’autres hommes et femmes venant de ce que les Européens appellent le Moyen et l’Extrême Orient. J’ai vu les luttes des hommes mis en esclavage pour gagner leur liberté et leur dignité. J’ai vu tout l’espoir que leurs descendants ont placé dans l’assimilation à la Mère Patrie et le prix qu’ils ont payé pour cela lors des deux guerres mondiales du 20ème siècle. J’ai vu aussi, pour certains d’entre eux, leur déception, leur désir d’émancipation, leur besoin d’exercer plus d’influence sur leur communauté et leur lieu, et leur obsession pour ce qu’ils appellent «le statut», ou «la question institutionnelle».

Depuis le Morne Abel à Saint-Pierre, depuis la Martinique j’ai aussi senti les changements qui affectent la planète Terre, ma Terre-Patrie. Je vois bien que le trait de côte recule et que je me rapproche de la mer. J’ai bien senti que l’intensité des phénomènes naturels s’accroît en Martinique, dans la Caraïbe et dans le monde entier. Eh oui ! Depuis ma naissance, bien avant l’arrivée des smartphones, des chaînes d’information en continu, des réseaux à haut débit des êtres humains, je suis connecté à la grande famille des écosystèmes de la Caraïbe et de la planète toute entière par des canaux de communication mêlant le vent, la pluie, le soleil, la lune, les océans et les animaux. Tout cela est pour l’instant inaccessible aux êtres humains dont les capacités de compréhension de la vie sont limitées par des conditionnements archaïques.

Donc, je perçois bien les crises qui, du fait des activités des êtres humains, menacent l’équilibre de notre planète, de notre île, l’existence même des êtres humains et la vie. La crise écologique, la crise financière majeure latente, l’accroissement régulier des inégalités sociales, la montée en puissance des courants autoritaires xénophobes et racistes font de notre époque un moment critique pour notre planète Terre et tous ses occupants vivants, les êtres humains, les animaux, les végétaux et les minéraux.

Les êtres humains de Martinique et de la planète ont la capacité de réduire les risques de destruction de la vie qu’ils ont multipliés et accélérés aux cours des deux derniers siècles.

Pour faire face à ces défis cruciaux, les êtres humains de Martinique et de la Terre ont besoin de paix, de coopération et d’intelligence collective d’un nouveau type. Le passage de l’intelligence collective pyramidale (où le pouvoir et l’information sont détenus par un petit nombre) à l’intelligence collective holomidale (où le pouvoir et l’informations sont distribués et décentralisés) a déjà été enclenché et doit être encouragé dans un monde volatil, accéléré, incertain, complexe et ambigu.

Les êtres humains de Martinique ne pourront pas, seuls, prendre en charge la transformation de toute la communauté des êtres humains peuplant la planète. Ils ont leur part à faire dans cette transformation sur la terre qui nous accueille. Celle qu’ils appellent aujourd’hui la Martinique ou Mada pour les plus jeunes.

Dans ce contexte, qu’est-ce que je peux souhaiter pour cette année 2018 ?

Moi, Gran Kapok le fromager, du haut du morne Abel et de mes siècles de vie sur cette île, sur cette planète, je souhaite qu’en 2018 tous les êtres humains qui aiment la Martinique, qu’ils résident ou non en Martinique, qu’ils y soient nés ou non, quels que soient leur âge, leur sexe, la texture de leurs cheveux, la couleur de leur peau, la couleur de leurs yeux, leur langue maternelle, leur rang dans l’échelle sociale… acquièrent ou poursuivent l’acquisition de compétences qui contribuent à leur transformation personnelle et à la transformation collective des structures et des organisations dans lesquelles ils évoluent.

En ce qui concerne la transformation individuelle, dans une société étalonnée sur la primauté de l’avoir sur l’être et la domination d’un petit nombre sur tous les autres, il devient urgent et important pour les êtres humains de cultiver l’intelligence émotionnelle.

Pour un être humain, l’intelligence émotionnelle, c’est cette capacité à identifier ses émotions et son aptitude à les transformer pour se relier aux autres êtres humains et à son milieu dans un dialogue ouvert dans le champ politique, familial, social ou professionnel.

Cultiver l’intelligence émotionnelle pour un être humain, c’est identifier ses valeurs, ses sentiments, ses besoins et agir en harmonie avec eux sans nuire à l’écosystème qui l’accueille (les autres êtres humains, les animaux, les végétaux, les minéraux, les océans, l’atmosphère, …)

Cultiver l’intelligence émotionnelle pour un être humain, c’est se libérer de la peur qui nourrit les tentations de dominer l’autre, de discriminer, d’étiqueter, de diviser, d’exclure. Cette peur qui justifie l’impératif de toujours avoir raison. Cette peur qui ne permet pas de reconnaître ses limites et ses erreurs. Cette peur qui fortifie les grilles de la prison de l’ego.

Cette intelligence émotionnelle est une des conditions favorables à l’émergence de structures collectives nouvelles et évolutives respectueuses de tous les êtres humains. Savoir accueillir et transformer leurs peurs, leur rapport au pouvoir et leurs croyances limitantes en se connectant à leurs besoins, à leurs sentiments et à leurs valeurs seront des compétences utiles aux êtres humains de Martinique pour accompagner les dirigeants de leurs organisations (Entreprises, Associations, Établissements Publics et Collectivités Locales, …) dans la transition du « pouvoir sur » (domination) vers le « pouvoir avec » (coopération).

Des compétences utiles pour favoriser le remplacement de la carotte et du bâton par le sens et la confiance pour l’année 2018 et les suivantes.

Gran Kapok – Morne Abel – Saint-Pierre – Le 2 janvier 2018

 

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